(Re-)faire du neuf avec des dieux

Lu dans la presse | 24.05.2019

La Landwehr de Fribourg s’associe aux Young Gods pour une réinterprétation pétaradante du «In C» de Terry Riley, pièce séminale de la musique minimaliste. Le tout sera donné demain samedi à la Bluefactory du chef-lieu cantonal.

Quand ils ont déboulé dans le paysage musical en 1987, la presse et le public ont collé sur le front des Young Gods une étiquette portant le mot «avant-garde». C’était mérité. Car si, au regard de l’histoire de la musique, on ne peut pas formellement les créditer de l’idée de remplacer les guitares par des machines pour faire du rock (on peut remonter jusqu’au Suicide d’Alan Vega et Martin Rev pour en trouver les radicelles), ils ont porté cette tactique, encore neuve à l’époque, à un degré de puissance et de varietas tel qu’ils peuvent en être considérés comme les pères, non pas fondateurs peut-être, mais formateurs, plasmateurs, à coup sûr.

C’est toujours mérité aujourd’hui, et ce, pour trois raisons. La première, c’est que si le groupe est parvenu à conserver une des identités les plus fortes du paysage des musiques actuelles («Les Godz font du Godz et personne d’autre n’arrive à faire du Godz», dit avec raison la vox populi), il est en parallèle parvenu à en offrir continuellement des mutations (cabaret industriel, rock propulsif, expérimentations ambient, etc.). La seconde raison, c’est que les Young Gods ont toujours ouvert leurs portes aux collaborations les plus diverses, en quête de pollinisation croisée (on verra dans quelques lignes en quoi c’est important): ils ont travaillé avec le Sinfonietta de Lausanne, avec Dälek (du hip-hop de masse), avec Koch/Schütz/Studer (des improvisateurs nerveux), avec Nação Zumbi (des rénovateurs des rythmes du Pernambouc brésilien), avec Knut (du metal genevois), etc. La troisième raison réside dans la gestion intergénérationnelle très heureusement fertile de leur entourage (on pourrait appeler ça le domaine paramusical): ainsi Augustin Rebetez (qui a réalisé les vidéos de leur dernier disque, Data Mirage Tangram) ou Mehdi Benkler (qui leur tire aujourd’hui régulièrement le portrait) n’avaient-ils respectivement que 1 et 0 an au moment de la sortie du premier album des Young Gods.

Revenons à cette notion d’«avant-garde». Comme elle survient en général à un temps T de l’histoire culturelle, est-elle condamnée, avec les années, à devenir une arrière-garde? C’est bien entendu une question de contexte, ou d’approche. Mais c’est également fonction de sa puissance explosive intrinsèque, de la survivance de son pouvoir de subversion, de la possibilité de la faire revivre ou non. Ça tombe bien: en marge (si cette formule a un sens ici) de leurs opérations habituelles, les Young Gods se sont fait une spécialité de ces opérations de résurrection. On se souvient de leur album Play Kurt Weill (1991), qui reprenait en mode tornade les airs du maître – leur réévaluation de Mackie Messer est un sommet d’énergie. On se souvient également, c’était en 2004, de leur réinterprétation son sur image de Woodstock, le documentaire (1970) de Michael Wadleigh – un karaoké mutant sur fond de flower power.

Demain samedi à Fribourg, dans le cadre du festival Technoculture 2, les Young Gods revitaliseront un autre monument des cultures avancées: le In C de Terry Riley. On s’entend pour faire de cette pièce, créée en novembre 1964 à San Francisco, la toute première œuvre de musique minimaliste – et c’est par elle que Terry Riley (il fêtera ses 84 ans dans un mois tout juste) tracera la voie qu’emprunteront peu de temps après Steve Reich ou Philip Glass.

A quoi ressemble cette pièce? On synthétise ce qu’en disait le musicologue Keith Potter: c’est une partition composée de 53 modules; chaque musicien de l’ensemble donnant la pièce doit jouer chacune de ces phrases, et la répéter autant de fois qu’il le souhaite avant de passer au motif suivant. C’est donc une pièce semi-improvisée, exécutable par n’importe quel instrument. Et ça sonne comment? Comme un train lancé à toute vitesse dans une énorme botte de foin. Autrement dit: c’est une œuvre qui propulse, faite d’un biotope de petits motifs répétés et empilés, d’animalcules sonores qui s’orientent comme par une forme de magnétisme – à savoir celui des instrumentistes à l’écoute les uns des autres. C’est hypnotique et beau comme les phénomènes d’accrétion.

Cette expérience, les Young Gods ne la tentent pas tous seuls. Pour donner à In C l’ampleur que cette pièce mérite, Franz Treichler, Bernard Trontin et Cesare Pizzi ont été appelés à s’associer à la Landwehr de Fribourg: aujourd’hui dirigé par Benedikt Hayoz – l’initiateur du projet –, cet ensemble légendaire alignera huit dizaines d’instrumentistes, répartis entre souffleurs (cuivres et bois) et percussionnistes. Autant dire, dans la confrontation avec les Young Gods et sous le patronage semi-directif de Terry Riley, une magnifique machine à vacarme contrôlé. Les quelques bribes de répétition qu’on a pu glaner sur le web le confirment: cette nouvelle itération du In C promet un magnifique objet à l’hybridité stable, un implacable continuum sonore qui tout à la fois vous projette et vous enlace. Comme le disait le chef Hayoz pas plus tard qu’hier à nos confrères de La Liberté: «Plus les spectateurs seront nombreux, plus la prestation sera intéressante car lors de cette expérience unique, le public sera immergé totalement dans le son. C’est plus une performance qu’un concert.» Et ce sera l’occasion de se perdre avec liesse dans une jungle d’échos.